Série d'articles sur l'histoire et la dimension culturelle et symbolique des céréales, parus dans le numéro 43 d'AgroMag  (Fédération Uniagro)

1. Voyage au temps des premiers paysans  Il y a 11 500 ans, sur le site de Jerf el-Ahmar, au nord de l’actuelle Syrie, des hommes cultivaient les terres situées à proximité du fleuve Euphrate. En semant des graines de céréales, cette communauté villageoise a été une des toutes premières à pratiquer l’agriculture. Jusqu’alors, ...

les hommes prélevaient leurs aliments directement sur la nature : ils se « contentaient » de les cueillir, de les ramasser, de les déterrer, de les pêcher ou de les chasser. Au Proche-Orient, la collecte de céréales sauvages - engrain (petit épeautre), blé amidonnier, orge - devenues localement abondantes après la dernière glaciation contribuait ainsi à la ration alimentaire des chasseurs-cueilleurs qui peuplaient la région. Cette « économie de prédation » a duré jusqu’au milieu du X° millénaire avant notre ère, date à laquelle certains groupes humains décidèrent de cultiver les céréales sauvages…

Une découverte récente - publiée en 2015 dans la revue scientifique PLOS One[1]- a remis en question cette chronologie. Elle a fait faire un spectaculaire bond en arrière de près de 12 000 ans par rapport à la date généralement retenue par les archéologues pour situer l’apparition de l’agriculture. Le site d’Ohalo II, sur les rives du lac de Tibériade en Israël, a livré des milliers de vestiges végétaux vieux de 23 000 ans, entre autres des grains carbonisés d’orge, d’avoine et de blé amidonnier. En les étudiant, les chercheurs ont découvert avec stupéfaction que ces céréales avaient été… cultivées.

Peut-on parler pour autant d’une véritable naissance de l’agriculture il y a 23 000 ans ? Selon Georges Willcox, archéobotaniste au CNRS, ce qui a été mis en évidence à Ohalo, ce sont les toutes premières tentatives de culture de céréales par des communautés humaines. Mais la vraie « révolution » agricole, c’est-à-dire la culture permanente et à grande échelle de plantes destinées à l’alimentation n’est réellement intervenue que 11 500 ans plus tard. Un événement fondateur extrêmement récent à l’échelle de l’histoire humaine. En effet, si on « concentrait » cette dernière sur une année-étalon de 365 jours (l’entrée en scène du genre Homo, il y a 2,5 millions d’années, correspondant au 1er janvier), l’agriculture ne serait apparue que le 30 décembre en fin de matinée !

Contrairement à une croyance encore répandue dans le grand public, la sédentarisation, au Proche-Orient, de groupes de nomades n’a pas été la conséquence de la décision de ces derniers de devenir paysans. Certes, la culture et le stockage des récoltes sont incompatibles avec la vie itinérante. Mais l’agriculture n’a fait en réalité que conforter la sédentarisation. Cette dernière avait en effet précédé  de plusieurs siècles la mise en culture des sols et l’élevage des animaux. Dans le Croissant fertile, l’agriculture est donc née dans des villages constitués depuis longtemps, et qui présentaient (déjà) une structure sociale complexe et hiérarchisée. Ces habitats permanents avaient été créés dans des sites suffisamment riches en ressources alimentaires pour que leurs fondateurs, tout en demeurant chasseurs-cueilleurs, puissent s’affranchir des rudesses et contraintes de la vie itinérante. Ces nomades devenus sédentaires avaient su inventer des techniques de stockage et de conservation de leurs aliments sauvages (réserves de poissons, fosses à glands ou à châtaignes, silos à grains) qui leur permettaient de passer l’hiver sans souffrir de la faim.

Reste une question… Pourquoi ces chasseurs-cueilleurs sédentarisés ont-ils décidé, vers le milieu du X° millénaire avant notre ère, de cultiver des céréales de façon permanente et à grande échelle ? En réalité, on l’ignore toujours ! Les « essais agronomiques » menés 11 500 ans plus tôt à Ohalo montrent que ce n’était pas par manque de connaissances : observateurs très attentifs de la nature, les hommes préhistoriques connaissaient parfaitement, et certainement depuis très longtemps, les principes de la reproduction des plantes et des animaux.

Parmi les hypothèses avancées figure celle des variations climatiques. Devenu au Proche-Orient plus chaud et plus humide après la fin de l’ère glaciaire, le climat a favorisé la pousse spontanée de nombreuses espèces nutritives (engrain, amidonnier, orge, lentilles, pois chiches, vesces…). Ce nouvel environnement, on l’a vu, a permis la sédentarisation. Mais il y a 13 000 ans, le climat de la région s’est dégradé à nouveau, redevenant plus froid et plus sec (période du Dryas récent). Conséquence : les ressources alimentaires sauvages se sont raréfiées, contraignant certains groupes humains à redevenir nomades tandis que d’autres faisaient le choix de produire eux-mêmes leur nourriture.

D’autres chercheurs ont surtout vu dans la naissance de l’agriculture le seul moyen, pour les chasseurs-cueilleurs sédentarisés, de faire face à une démographie croissante - et donc à des besoins alimentaires en augmentation - en évitant « l’essaimage » d’une partie de la communauté. En effet, dans le village, les conditions de vie étaient bien moins précaires que celles des nomades, ce qui a réduit la mortalité (notamment infantile) et favorisé l’accroissement de la population. Cet essor démographique aurait aussi résulté du fait que les mères sédentaires allaitent leur bébé beaucoup moins longtemps que les femmes nomades, ce qui rend leurs grossesses plus fréquentes. De simples raisons de confort ont aussi été invoquées : fatigués de parcourir de longues distances pour rapporter des aliments au village, les chasseurs-cueilleurs sédentaires auraient souhaité les avoir sous la main, à proximité immédiate de leurs habitations.

Citons une dernière explication, de nature différente. Cette thèse suggère l’émergence d’une nouvelle conception du monde et de la place de l’homme dans la nature. Vers 10 000 av. J.-C., Homo sapiens aurait cessé de se considérer au même niveau que les végétaux et les animaux. Il se serait perçu au-dessus d’eux et, de ce fait, se serait senti enfin autorisé à se les approprier, à les dominer…

In fine, la naissance de l’agriculture demeure une énigme. Il est malgré tout probable qu’elle n’ait pas obéi à une seule causalité mais à une combinaison de plusieurs facteurs, de nature climatique, environnementale, démographique, technique, cognitive ou encore culturelle. En d’autres termes, à un enchaînement de nécessités et de conditions favorables. Un enchaînement qui a pu varier selon les différentes régions du monde où, sans aucun lien entre elles, d’autres agricultures sont nées ultérieurement.

Du Proche-Orient où elle est apparue pour la première fois, l’agriculture – et avant tout la culture des céréales – se diffuse lentement dans toute l’Europe. Vers 6800 avant notre ère, des « migrants néolithiques » commencent à quitter leurs terres orientales et prennent le chemin de notre continent. Ils emportent avec eux les céréales, les autres plantes (pois, lentilles) et les animaux (chèvres, moutons, bœufs et porcs) qu’ils ont domestiqués. En suivant deux trajets distincts, ces colons atteignent le midi de la France vers 5800 av. J.-C. et la Bretagne vers 4500 av. J.-C. Leur mode de vie particulier – habitat permanent dans des villages, économie « de production » (agriculture et élevage), fabrication d’objets en terre cuite… - finit par séduire les chasseurs-cueilleurs nomades qui vivaient sur notre territoire. A leur tour, ces derniers entrent dans le Néolithique et deviennent « céréaliculteurs ».

Si les hommes du Levant furent, chronologiquement, les premiers cultivateurs et éleveurs de la planète, d’autres groupes humains ont, de manière totalement indépendante, inventé eux aussi l’agriculture dans la région du monde où ils vivaient. En dehors du Croissant fertile, on trouve des « premiers paysans » dans dix aires majeures de domestication des végétaux, réparties sur les continents américain et africain, ainsi qu’en Inde, en Chine et en Papouasie-Nouvelle-Guinée. S’agissant des céréales, on peut citer le maïs, domestiqué au Mexique il y a 8 700 ans, le riz (Chine, entre 8 et 10 000 ans), le millet (domestiqué il y a 6000 ans en Chine, 4500 ans en Inde et 3000 ans dans l’Afrique sahélienne), le sorgho (Afrique sahélienne, 4000 ans), le quinoa (hauts-plateaux andins de l’Amérique du sud, 3200 ans)…

Le fait de cultiver les céréales a peu à peu modifié leurs caractéristiques « sauvages » initiales. Au Proche-Orient, ce lent processus que l’on nomme domestication a nécessité environ mille ans (c’est la durée à l’issue de laquelle les archéologues commencent à pouvoir distinguer les grains cultivés de leurs homologues sauvages). Ainsi, pour ne citer que cet exemple, chez les engrains et les amidonniers sauvages, l’axe de l’épi se fragmentait spontanément à maturité, ce qui permettait aux grains de tomber sur le sol où ils allaient pouvoir germer. Or, ce qui représentait un avantage dans la nature constituait un inconvénient majeur pour les premiers paysans : ils risquaient de voir les grains qu’ils avaient cultivés dispersés sur le sol juste avant le moment décidé pour la moisson ! Ils ont alors préférentiellement semé les grains issus des épis « non brisants », et ce caractère s’est progressivement répandu dans les populations cultivées.

2. Les céréales, fondatrices des grandes civilisations de l’Antiquité

Nécessitant de l’eau, les premières agricultures céréalières se sont développées au bord des fleuves : Tigre et Euphrate, Nil, Indus, Fleuve Jaune et Yang-tsé-Kiang. C’est sur leurs rives que sont nées et se sont épanoui les premières grandes civilisations de l’Antiquité. Parmi elles, une des plus fascinantes est celle de l’Egypte pharaonique…

Les habitants du delta et de la vallée du Nil ont commencé à cultiver des céréales (blé et orge) il y a plus de 6000 ans, en tirant parti des crues fertilisantes du fleuve nourricier. Cette activité agricole naissante a renforcé et complexifié la structure et la hiérarchisation de la société égyptienne primitive. Progressivement, les petits chefs locaux ont vu leur pouvoir s’affirmer : c’est à eux qu’il revenait de veiller à la juste répartition des terres agricoles entre les membres du village, d’assurer la protection de ces derniers et de leurs biens, d’organiser le stockage des excédents de récolte et leur redistribution en cas de disette. Certains de ces hommes de pouvoir réussirent à prendre l’ascendant sur leurs homologues, à unifier villages et territoires et à constituer, au IV° millénaire avant notre ère, un état centralisé dominé par la figure divine du Pharaon. Un état dont l’organisation et la gestion rigoureuses ont permis de créer et d’entretenir des aménagements hydrauliques de grande ampleur (bassins de décrue, digues, canaux d’irrigation…). Cette agriculture performante, capable en année normale de nourrir plusieurs millions de sujets, a constitué une des plus belles réalisations de la civilisation pharaonique,

Les céréales – blé et orge - constituaient la base même de l’alimentation des Egyptiens. C’est d’ailleurs au peuple du Nil que, le plus souvent, on attribue l’invention du pain, au V° millénaire avant notre ère. Une invention dont la genèse, inconnue, doit peut-être beaucoup au hasard… Une version raconte qu’un jour, un morceau de pâte destiné à être cuit pour confectionner des galettes aurait été oublié ; des levures s’y seraient déposées et auraient fait fermenter et lever cette pâte. Ce dont on est sûr, c’est que les Egyptiens fabriquaient des pains de froment de formes très variées (certains étaient fourrés de figues ou de dattes). Et qu’ils utilisaient l’orge pour fabriquer de la bière… « Je les ai payés en bière et en pain, et je leur ai fait jurer qu’ils étaient satisfaits », déclarait le prêtre et juge Kai à propos des ouvriers qui construisaient son tombeau et avaient participé à la construction des pyramides. A ce propos, il existe entre ces monuments grandioses et le blé, une autre relation… Le mot pyramide vient du grec puros qui signifie blé (et non feu, qui se dit pur). Puros a donné puramis, qui désignait un gâteau de froment et de miel de forme spéciale. Les pyramides ayant la même forme que cette pâtisserie, elles lui ont tout simplement emprunté son nom.

Ornant les tombes des dignitaires de l’Egypte antique, de magnifiques peintures et gravures représentent des scènes de labour, de semailles, de moissons… Par leur présence sur la pierre, ces séquences de la vie paysanne étaient censées se poursuivre dans l’Au-delà et assurer ainsi la nourriture du défunt. Leur observation nous renseigne sur les pratiques agricoles de la civilisation pharaonique… Exposée au musée du Louvre, la célèbre fresque de la tombe d’Ounsou – un scribe du Moyen Empire ayant vécu il y a 3500 ans – offre à notre regard les différentes étapes de la culture du blé. Lors des semailles, les grains sont lancés à la volée sur une terre encore gorgée de l’eau du fleuve et qu’un araire, tiré par des hommes, a préalablement fendue. Une autre scène représente la moisson, réalisée à la faucille, de blés dont la taille est bien plus grande que ceux d’aujourd’hui ; des glaneuses suivent les moissonneurs pour récupérer les épis et les grains tombés sur le sol. La fresque montre également l’opération de dépiquage : des vaches piétinent avec leurs sabots les gerbes déposées sur l’aire, ce qui permet de séparer les grains de l’épi et de les débarrasser de leurs enveloppes.

Des tombes égyptiennes ont également été exhumées de nombreuses statuettes (serviteurs écrasant des grains de céréales pour en faire de la farine ou fabriquant de la bière), maquettes (greniers de stockage des récoltes), reproductions d’aliments et de boissons. Qu’elles soient dessinées, peintes, sculptées ou gravées, toutes ces représentations pouvaient acquérir, grâce aux prières prononcées par les vivants, une réalité matérielle dont la finalité était, là encore, de nourrir le défunt dans l’Au-delà. Les fouilles ont aussi livré des vestiges réels de grains et d’épis ainsi que des restes de produits élaborés à partir des céréales : bouillies, galettes, pains, bière.

A des milliers de kilomètres de l‘Egypte des pharaons, dans l’Amérique précolombienne, une autre céréale – le maïs - a contribué elle aussi à l’essor de grandes civilisations. Le maïs est issu de la culture de la téosinte, une modeste plante dont l’épi, à l’état sauvage, ne compte que six ou sept grains de petite taille. Consommée par les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, la téosinte a commencé à être cultivée il y a près de 9000 ans dans une haute vallée du Mexique. A partir de ce berceau, les ancêtres de nos maïs actuels se sont d’abord diffusés vers toute la Méso-Amérique (Mexique, Yucatan, Caraïbes…) puis en direction du sud du continent : il y a 7000 ans, du maïs était produit dans certaines vallées de l’altiplano péruvien situées à 2600 m d’altitude. Six millénaires plus tard, les Amérindiens parviennent à acclimater le maïs dans les régions tempérées du nord des Etats-Unis et du Canada.

La culture du maïs a favorisé l’émergence et le développement de grands empires conquérants et bâtisseurs, les plus connus étant les Mayas, les Aztèques et les Incas. Outre ses avantages nutritifs, le maïs présente en effet un double atout. En premier lieu, cette céréale pousse rapidement, ce qui laisse aux paysans du temps pour d’autres activités comme les guerres de conquête et l’édification de puissantes cités aux monuments impressionnants. Par ailleurs, en année normale, la forte productivité du maïs permet de dégager d’importants excédents qui, échangés contre d’autres biens, constituent une source de richesse.

3. Des céréales et des dieux

La place vitale des céréales dans l’alimentation de nombreux peuples ne pouvait que doter ces végétaux d’un caractère hautement sacré et, souvent, d’un statut divin. Pour illustrer cela, revenons sur les rives du Nil… Au fleuve lui-même, et aux céréales dont il permet la culture, les Egyptiens de l’Antiquité associaient de nombreux dieux et génies protecteurs. Ces divinités variaient selon les époques et les lieux, mais parmi les plus citées figuraient Nepri (qui était la personnification du grain de blé) et Renenoutet, sa mère. Le premier jour des moissons, les paysans faisaient des offrandes de grains et d’épis tressés à cette déesse ; celle-ci était souvent représentée sous les traits d’un cobra, serpent qui se nourrit de petits rongeurs… dévoreurs de céréales.

Toutefois, la plus importante des divinités associées aux céréales était Osiris, un des dieux majeurs du panthéon égyptien. C’est lui qui a créé le blé et inventé l’agriculture, et qui en a fait le don aux hommes. Les tombes égyptiennes ont livré de nombreux « Osiris végétants » : il s’agit de statuettes du dieu représenté en position couchée, modelées à partir de limon, d’eau et de grains d’orge. Avant de les placer dans la tombe, on arrosait ces figurines pour que les grains germent (le choix de l’orge se justifiait par sa germination et sa croissance plus rapides que celles du blé). La renaissance du grain de céréale après son enfouissement (sa mort) symbolisait la résurrection d’Osiris. Le mythe est connu : le dieu fut assassiné par Seth, son frère cadet ; ce dernier démembra le corps de sa victime en quatorze morceaux qu’il dispersa ; Isis, la soeur et épouse d’Osiris, parvint à retrouver puis à rassembler les membres épars, ce qui permit au défunt de revenir à la vie. La résurrection d’Osiris, symbolisée par la germination des grains d’orge des statuettes, devait par « contagion magique » permettre celle de la momie déposée dans le tombeau.

Grands consommateurs d’orge, les Grecs honoraient eux aussi une déesse des moissons qu’ils nommaient Déméter (son homologue romaine était Cérès, d’où dérive le mot « céréale »). Comme Osiris, Déméter faisait l’objet d’un célèbre mythe dont il existe de nombreuses variantes. En voici une… La déesse, qui était (bien sûr) blonde comme les blés, aurait accouché d’un fils après s’être donnée à un jeune chasseur crétois au beau milieu d’un champ labouré. Pour offrir un confortable berceau au futur nouveau-né, la terre – dit le récit - se serait couverte de blés soyeux.

Don divin, le blé symbolise tout à la fois la vie qui renaît, la fécondité et l’abondance, le bonheur et la prospérité (la couleur jaune d’or du grain renforce l’analogie du « blé » avec la monnaie, courante dans le langage populaire). Mais d’autres céréales peuvent elles aussi prétendre au même degré de richesse symbolique. C’est le cas du riz, considéré en Asie comme un cadeau des dieux aux hommes : les Védas (textes sacrés de l’hindouisme) le désignent comme « le Fils du ciel qui ne meurt jamais. » Le riz est omniprésent dans les cérémonies et les rituels hindous, notamment sous forme d’offrande aux divinités. Lorsque la jeune épouse entre pour la première fois dans la demeure de son mari, le seuil de la maison est recouvert de grains de riz annonciateurs du bonheur à venir. Un autre rite consiste, entre dix et trente et un jours après un décès, à offrir au défunt des boulettes de riz pour le nourrir ; cela lui confère le statut de pitri, c’est-à-dire d’ancêtre bienveillant envers les membres de la famille. L’importance du riz dans l’alimentation explique aussi l’ampleur (quatre journées) et l’exubérance avec laquelle est célébrée Pongal, la fête annuelle de la récolte du riz.

Chez les peuples d’Amérique centrale (Mayas, Aztèques…) comme chez les Incas des Andes et certaines tribus indiennes du nord du continent, le maïs représentait beaucoup plus qu’une ressource alimentaire. Cette céréale avait acquis un statut de plante sacrée et était présente dans de nombreux mythes. Les indiens Navajos croyaient ainsi que le maïs leur avait été apporté du ciel par une dinde tandis que les Creeks affirmaient que la plante leur était parvenue dans l’oreille d’un corbeau.

Les aristocrates mayas déformaient le crâne de leurs nourrissons pour qu’il prenne la forme oblongue d’un… épi de maïs. Les « hommes de maïs » (c’est la signification du mot maya) voyaient dans cette céréale bien verticale l’union de la force ascendante du feu et de l’énergie descendante de la pluie. Selon le Popol Vuh, le livre sacré du peuple maya, c’est le maïs qui a permis la création de l'espèce humaine… Dans un premier temps, les dieux ont tenté de façonner des hommes à partir d'argile, de bois et de bien d’autres matériaux. Toutes ces tentatives se sont révélées infructueuses… jusqu’à ce qu’ils aient l’idée de les pétrir avec de la farine de maïs. Un autre mythe raconte comment les humains ont découvert le maïs… Ils ont appris, par le renard, que les fourmis ont aperçu cette céréale cachée sous une montagne. Ils demandent alors à Chac, le dieu de la pluie, de les aider. Ce qu’il fait en envoyant la foudre fendre la montagne. Une partie du maïs devient noire à cause de la fumée dégagée, une autre prend la couleur rouge du feu ; le maïs n’ayant reçu qu’une petite quantité de chaleur devient jaune tandis que celui qui n’a pas été touché par l’éclair reste blanc.

On retrouve le caractère sacré des céréales dans la symbolique religieuse du pain dans le judaïsme et le christianisme. Chez les Hébreux, le pain était une des offrandes présentées en permanence à Yahvé. Chaque semaine, le jour du shabbat, douze « pains de proposition » juste sortis du four étaient apportés dans le Sanctuaire du temple de Jérusalem. Ils étaient soigneusement disposés sur une table, en remplacement des pains que les prêtres sacrificateurs avaient déposés la semaine précédente. Aujourd’hui encore, lors de la fête de Pessah, la Pâque juive, les fidèles consomment des pains azymes, c’est-à-dire sans levain, en souvenir de leurs ancêtres s’enfuyant d’Egypte sous la conduite de Moïse : les fugitifs avaient dû partir précipitamment, emportant avec eux des pains qui n’avaient pas eu le temps de lever avant d’être cuits dans l’urgence. Les Juifs associent également au pain une valeur symbolique de nature « anthropologique » : c’est un aliment fabriqué par l’homme ; une opération qui distingue ce dernier de l’animal et lui confère sa dignité particulière. On se rappellera à ce propos que, pour la même raison, les citoyens de la Grèce et de la Rome antiques considéraient le pain comme l’aliment des hommes « civilisés ». Ces derniers se distinguaient radicalement des « barbares » qui, eux, se nourrissent d’aliments bruts (non transformés) comme la viande et le lait.

Pour les Chrétiens, le pain - « fruit de la terre et du travail des hommes » - symbolise à lui seul toutes les nourritures matérielles nécessaires à la vie. Mais il est en réalité beaucoup plus que cela : après le célèbre épisode de la multiplication des pains, Jésus déclare : « Le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde (Jean 6, 51). Aux côtés du vin, le pain constitue l’autre élément central de l’Eucharistie. Le soir du Seder, lors du repas marquant le début des commémorations de la Pâque juive, « Jésus prit du pain et, après avoir rendu grâces, il le rompit et le donna aux disciples en disant : prenez, mangez, ceci est mon corps. » (Matthieu, 26 :26). Quelques temps avant sa Passion, Jésus s’était comparé lui-même au grain de blé qui doit d’abord mourir pour pouvoir recréer de la vie : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » (Jean 12, 24).

 

4. Les céréales dans l’histoire de l’alimentation des Français

4.1  Le pain, aliment central du Moyen Âge

Dès le tout début de l’ère chrétienne, le territoire de la Gaule est décrit par les géographes grecs et romains comme « fertile en blés et en fourrage » (Pomponius Mela) et produisant « une grande quantité de froment et de millet » (Strabon). Le pain gaulois, loué pour sa blancheur et sa légèreté, jouit (déjà) d’une réputation d’excellence. Mais à partir des « invasions barbares » de l’Antiquité tardive (V° siècle), le peuple doit souvent se contenter de céréales dites secondaires - orge, seigle, avoine, millet - moins prestigieuses mais plus robustes et productives que le froment (blé tendre).

Au Moyen Âge, toutes les céréales sont désignées par le terme générique de bleds. Les types de sols et les climats locaux déterminent la nature de celles qui sont cultivées, et donc consommées, dans une région donnée. Ainsi, dans de nombreux terroirs (Limousin, Périgord, Auvergne, Forez), le seigle est davantage cultivé que le froment. Pourtant, ce dernier est davantage apprécié mais, comparé au seigle, il est plus fragile, son rendement est plus aléatoire et, de surcroît, il épuise plus rapidement la terre. En revanche, le seigle craint la chaleur : c’est pourquoi les cultivateurs des régions méridionales lui préfèrent l'orge comme substitut au froment.

Dans la région de Toulouse, en Gascogne, dans le Béarn et la Bigorre, en Languedoc et dans le Bordelais, le millet est très présent : cette céréale mûrit rapidement, elle résiste à la sécheresse et on peut conserver ses grains longtemps (jusqu’à vingt ans !). Ces derniers sont certes tout petits mais ils sont très nombreux (le terme millet dérive du latin millium, qui signifie « mille »). Les populations de ces régions se nourrissent de « pains de millet », lesquels sont en réalité des galettes plates (dépourvu de gluten, le millet n’est pas panifiable). Avec le millet, on réalise aussi des bouillies et des millasses (ou milhas). A la fin du XVI° siècle, cette céréale typique du sud-ouest sera remplacée par une autre céréale originaire d’Amérique, le maïs.

Dans certaines provinces aux sols pauvres et acides comme la Bretagne, le Limousin et l’Auvergne, un nouveau venu – le sarrasin - apparaît à la fin de la période médiévale. Originaire de Sibérie, ce « blé noir » se révèle peu exigeant. Cette appellation est trompeuse car le sarrasin, d’un point de vue botanique, n’a rien à voir avec le blé et les autres céréales qui appartiennent à la famille des Poacées (graminées). Son statut de céréale vient du caractère nutritif de ses grains, consommés exclusivement sous forme de bouillies ou de galettes.

La couleur du pain, un marqueur social

Tout au long du Moyen Âge, le pain que mangent les paysans français est le plus souvent un pain « gris », à la mie compacte. Il est élaboré à partir d'un mélange de céréales (ou méteil) dans lequel le froment est souvent minoritaire. Ce dernier est en effet la céréale « noble » : sa production sert en priorité à payer l’impôt en nature dû au seigneur et aux autorités ecclésiastiques. De ce froment, on tire une farine de couleur claire (plus ou moins blanche, en fonction du degré de blutage c’est-à-dire de raffinage de la farine). Cette « blancheur » est très appréciée en raison de sa signification symbolique : elle est associée à la pureté et à la lumière divine. C'est ce type de pain, le plus cher, que consomment les nobles. Comme le gibier, les grands volatiles sauvages (cygnes, hérons, paons, grues, cigognes, faisans) ou encore les épices exotiques, le pain blanc de froment représente, pour les élites médiévales, un aliment de distinction sociale, un signe extérieur de richesse et de supériorité.

Les paysans et travailleurs urbains du Moyen Âge ingèrent chaque jour des quantités considérables de pain. En période normale, un homme adulte en consomme entre un kilo et un kilo et demi (un document daté de 1373 indique que chaque pêcheur des étangs d’Argilly, en Bourgogne, en reçoit trois kilos par jour). Tous les autres aliments constituent le companage, étymologiquement « ce qui est mangé avec le pain ». Le terme atteste de l’importance de ce dernier : à elles seules, les céréales apportent entre 80 % et 90 % des calories fournies par la ration quotidienne. A la campagne, cette dernière comporte également des légumes, des légumes secs (lentilles, pois chiches, fèves), des fruits frais et secs, des herbes sauvages… A ce régime alimentaire essentiellement végétal s’ajoutent un peu de viande, de lait et de fromage, de poisson et d’œufs.

Le pain des pauvres est découpé en tranches épaisses qui sont déposées dans l’écuelle et sur lesquelles on verse un bouillon de légumes (plus rarement de viande) ou du vin. Ces tranches de pain portent le nom de « soupes » (plus tard, ce terme désignera le liquide fumant, odorant et roboratif). Elles sont à l’origine d’expressions comme « tremper la soupe » (se mettre à manger) ou « être trempé comme une soupe ».

Dans les campagnes, on ne cuit pas le pain tous les jours, ni même toutes les semaines : cela serait bien trop coûteux en temps et en combustible. C’est pourquoi les paysans fabriquent de grosses pièces de pain (jusqu’à sept kilos), qu’ils mangent le plus souvent rassis. A partir du XI° siècle, les céréales récoltées doivent obligatoirement être portées au moulin banal. La cuisson doit, elle aussi, être réalisée dans le four banal. Comme le pressoir, ce moulin et ce four d’usage collectif sont la propriété du seigneur local (dont le pouvoir est symbolisé par sa… bannière). L’utilisation contrainte de ces « monopoles technologiques » s’accompagne du versement de banalités, c’est-à-dire de redevances en nature (une partie de la farine de froment obtenue après mouture, une partie des miches de pain qui ont été cuites).

Les nobles et les riches bourgeois ont le privilège d’avoir toujours du pain blanc et frais à leur table. Sur celle-ci sont également disposés des « tranchoirs » : ces tranches de pain bis à la mie bien serrée font office d’assiettes (lesquelles n’apparaîtront qu’à la Renaissance). Après le repas, ces tranchoirs tout imbibés des sauces et graisses des aliments qu’ils ont accueillis sont jetés aux chiens… ou distribués aux pauvres.

La révolution agricole et céréalière du Moyen Âge

Suite à l’effondrement de l’empire romain d’Occident (en 476) et à l’instabilité doublée d’insécurité qui en ont résulté, la première moitié du Moyen Âge voit disparaître les grands domaines gallo-romains, puis se réduire les terres cultivées au profit des forêts, des friches broussailleuses et des landes. Pendant plus de cinq siècles, le peuple vit souvent avec la faim au ventre…

D’abord lente, la reconquête des terroirs par les bleds commence à s’accélérer aux alentours de l’an mil. C’est l’époque où débute « le petit optimum climatique médiéval » : cette période de réchauffement (entre le milieu du X° siècle et le milieu du XIV° siècle) s’accompagne d’un recul de la forêt et d’un accroissement sensible de la population en Europe. Cet essor démographique fournit les bras supplémentaires nécessaires aux grands défrichements, à l’assèchement des zones marécageuses, au retournement des prairies naturelles et à la culture des céréales sur les terres nouvellement conquises. Mais, dans le même temps, le nombre de bouches à nourrir augmente lui aussi et la production peine parfois à suivre une demande en forte croissance. Aux très faibles rendements céréaliers (5 quintaux par hectare en moyenne) peuvent en effet s’ajouter les caprices du climat et les dévastations liées aux guerres et aux pillages. Les XI° et XII° siècles connaîtront encore 53 famines au total !

Heureusement, entre le XI° et le XIII° siècle, des progrès techniques vont progressivement améliorer le rendement des cultures. Au cours de ces trois siècles, la métallurgie se développe, permettant à un nombre croissant de paysans de disposer d'outils en fer plus efficaces et moins coûteux : houes, bêches, serpes, faucilles, socs de charrue, faux (cette dernière remplace définitivement la faucille pour couper l’herbe ; elle permet d’en récolter de plus grandes quantités et plus rapidement). Parallèlement, de nouveaux systèmes d'attelage sont inventés pour les animaux de trait : le joug de cornes pour les boeufs et le collier d'épaules pour les chevaux, les ânes et les mulets (pour la première fois, les sabots de ces animaux vont être munis de fers). Ces équipements n'étranglent plus les bêtes et, surtout, ils leur permettent de tirer la lourde charrue qui, peu à peu, commence à remplacer l'araire. Le paysan peut alors labourer davantage de terres et en moins de temps. Apparue au début de l'ère chrétienne dans le nord et l'est de l'Europe, c’est à partir du XIII° siècle que la charrue connaît son véritable essor. Avec son soc en métal et son versoir, elle permet d'entailler profondément puis de retourner les terres lourdes et humides des régions septentrionales du royaume.

Au XIII° siècle également, se répand dans les zones les plus fertiles du Bassin parisien la pratique de l'assolement triennal : on cultive une même parcelle deux années successives sur trois. Auparavant, la terre était laissée en jachère une année sur deux pour qu'elle puisse reconstituer sa fertilité. Cette innovation permet d'augmenter la surface en culture, qui passe de la moitié aux deux tiers de la sole. L'usage combiné de ces nouveaux instruments et techniques de production permet de doubler la productivité des céréales : en jachère biennale, elle passe de 3 à 6 quintaux « nets » par hectare (une fois déduits les pertes ainsi que les grains réutilisés comme semences).

4.2  Les céréales sur les tables des Temps modernes

Le maïs, aliment de « la Découverte »

Lorsqu’en 1492, Christophe Colomb pose le pied sur l’île de Cuba, il y découvre une céréale inconnue : le maïs. Dans son journal de bord, « l’amiral de la mer océane » note que « la terre [y] est très fertile. Elle produit en grande quantité une graine appelée par eux [les indigènes] mahiz qui, cuite, a une très bonne saveur de même que rôtie. ».

D’emblée, les Européens assimilent le maïs à leur blé, ce qui vaut à cette céréale américaine d’être introduite rapidement sur le Vieux continent : en 1523, le maïs est déjà cultivé autour de Bayonne (en revanche, nos ancêtres se montrent infiniment plus réticents vis-à-vis la pomme de terre et la tomate, issues elles aussi du Nouveau Monde). Pour autant, le maïs ne prend pas la place des céréales cultivées en France. Il est principalement semé sur les jachères pour fournir du fourrage aux animaux. Et lorsque les paysans désirent le consommer eux-mêmes, ils préfèrent le cultiver sur une petite surface, dans leur potager (cela leur évite de payer dîmes et redevances). Une région fait toutefois exception à cette pratique : le sud ouest où, dans les sols pauvres, le maïs remplace le millet, culture de plein champ.

Sous l’Ancien Régime, les céréales sont toujours au centre de l’alimentation du peuple

Aux XVII° et XVIII° siècles, le régime alimentaire des paysans et des couches populaires rurales diffère peu de celui de leurs ancêtres de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance : il demeure très largement dominé par les céréales.

Comme dans les siècles précédents, cette base céréalière est principalement complétée par les légumes et les légumes secs et, dans une moindre mesure, par les fruits (frais et secs), les châtaignes, les herbes sauvages, les champignons… Les produits animaux, notamment la viande, demeurent minoritaires dans la ration des jours ordinaires. Dans les campagnes, la viande voit même s’accentuer le repli qui avait été initié à la Renaissance après les deux siècles « carnivores » de la fin du Moyen Âge. A l’instar de la viande, les matières grasses animales (lard, saindoux, beurre) connaissent elles aussi une baisse, au moins dans certaines régions. Cette diminution de la part des produits animaux est en partie le résultat de la poursuite de l’essor démographique… Pour nourrir les bouches supplémentaires, il vaut mieux retourner les prairies pour y cultiver des céréales : leur culture est en effet deux à trois fois plus rentable en termes de production de calories que l’élevage des animaux.

La consommation de pain demeure très élevée : un paysan adulte en consomme trois livres par jour. Mais dans certaines provinces, les galettes de sarrasin (Bretagne) ou les bouillies à base d’orge, de maïs (milhades dans le sud-ouest, gaudes dans la Bresse) ou de millet demeurent très présentes dans l’alimentation quotidienne.

A partir du XVIII° siècle, dans la capitale et la plupart des grandes villes, le pain blanc de froment devient le plus consommé, y compris par les classes populaires (le pain blanc de Gonesse, bourg situé au nord de Paris, est très apprécié). Ce pain de pur froment voit également sa consommation augmenter progressivement au sein des campagnes (toutefois, les plus pauvres n’y ont toujours pas accès).

En temps normal, les paysans mangent à leur faim… mais les famines et disettes ne disparaissent que vers 1740

Malgré un tableau bien moins sombre que celui qu’on imagine parfois – pas plus que leurs  ancêtres du Moyen Âge et de la Renaissance, les hommes des XVII° et XVIII° siècles ne sont pas confrontés en permanence à la famine ou à la disette - l’alimentation des paysans pauvres et des ouvriers agricoles demeure malgré tout extrêmement précaire. Les cultures de céréales sont régulièrement affectées par les maladies et les animaux ravageurs ainsi que par les aléas du climat. Une trop forte chaleur estivale ou un hiver particulièrement rigoureux, une sécheresse prolongée ou des pluies diluviennes peuvent réduire dramatiquement les quantités de grains récoltés et provoquer une hausse vertigineuse des prix. A cela s’ajoutent, lors des guerres, les mouvements de troupes et les combats qui augmentent le risque de destruction des cultures, de réquisitions et de pillages des réserves de nourriture. Paradoxalement, les paysans dont la fonction est de produire des aliments sont souvent ceux qui souffrent le plus de la faim quand les conditions sont défavorables : ne parvenant pas à produire assez de blé ou d’orge pour leur propre famille (une fois déduits les impôts en nature et les futures semences), ils n’ont pas toujours les moyens d’acheter les céréales qui leur manquent. Et ils ne bénéficient pas des aides accordées aux travailleurs des villes : parce qu’elles redoutent plus que tout les émeutes urbaines, les autorités locales importent du blé pour garnir les étals des marchés, plafonnent le prix du pain, recourent à des distributions massives…

Les plus vulnérables, parmi les travailleurs de la terre, sont les manouvriers. Ces ouvriers agricoles - qui représentent 10 millions de personnes sur les 20 millions que compte la France dans la seconde moitié du XVII° siècle - ne possèdent aucune terre, à l’exception de quelques ares de potager et de basse-cour. Ils doivent donc louer leurs bras aux « laboureurs » qui, eux, possèdent leurs propres champs et aux grands propriétaires terriens de la noblesse et du clergé. Même s’ils sont nourris lorsqu’ils participent aux foins, aux moissons et aux vendanges, leur misérable salaire ne leur suffit pas toujours à vivre toute l’année, surtout lorsque le prix des céréales s’envole à la suite de mauvaises récoltes. De surcroît, lorsque celles-ci surviennent, les laboureurs limitent le recours à la main d’œuvre extérieure, ce qui met les manouvriers au chômage.

La seconde moitié du XVII° siècle et le début du XVIII° - période correspondant au long règne de Louis XIV - sont particulièrement marqués par l’insécurité alimentaire. Les crises se succèdent, les mauvaises récoltes et la spéculation faisant flamber le prix des céréales et provoquant des émeutes. La surmortalité provoquée par la faim et les épidémies font, à plusieurs reprises, chuter drastiquement la population du royaume (bactéries et virus tuent d’autant plus facilement que les organismes sont affaiblis par le manque de nourriture). Les grandes famines disparaissent définitivement dans les années 1740, mais des disettes locales surviennent encore. Elles constitueront un terreau favorable à l’éclatement de la Révolution en 1789.

4.3  Après la Révolution, l’alimentation des Français s’améliore

A partir du début du XIX° siècle, tous les Français - y compris ceux des classes populaires - vont être de mieux en mieux nourris, au moins sur le plan quantitatif. Lors de la période révolutionnaire, la ration moyenne par personne et par jour ne dépassait pas 1700 calories (selon l’historien Jean-Claude Toutain). En 1830-1840, elle atteint 2000 calories et bondit à plus de 3000 calories dans les dernières années du siècle (3200 calories sur la période 1890-1914).

Si la quantité totale de nourriture dont dispose chaque Français augmente de façon continue, cet accroissement est cependant très variable selon les produits. Ce sont les aliments de base – en premier lieu les céréales, mais aussi les légumes secs, les tubercules (pommes de terre), les légumes et les fruits – qui enregistrent la croissance la plus forte. La consommation moyenne de céréales per capita atteint un pic vers 1890, puis commence à décliner. Le froment prend définitivement le pas sur l’orge, le seigle et le sarrasin : dès 1830, il représente la moitié des céréales consommées. Les produits animaux - viande, œufs, laitages, poisson - sont eux aussi davantage mangés, mais dans des proportions bien moindres : ces produits « nobles » demeurent coûteux.

Cette évolution positive de l’alimentation des Français s’est réalisée en dépit d’une démographie soutenue. Elle a été rendue possible par l’accroissement spectaculaire de la productivité de la terre et du travail des paysans. En 1900, sur la même surface, ils sont parvenus à produire deux fois plus de céréales (deux fois plus de lait et trois fois plus de viande) que cent ans auparavant. Sur la même période, la population n’a été multipliée « que » par 1,4. Ces gains de productivité ont été permis par le progrès technique. Initiée au XVIII° siècle (époque où sont créées les premières Sociétés d’agriculture), la suppression des jachères s’est généralisée à l’ensemble du territoire. A leur place, on a semé des plantes fourragères qui, non seulement n’épuisent pas le sol mais l’enrichissent en azote (légumineuses) ou le nettoient des adventices. Ces fourrages nourrissent un bétail qui, devenant plus nombreux, apporte davantage de déjections fertilisantes, lesquelles permettent d’accroître les rendements des céréales. Un cercle vertueux est enclenché, qui s’accélère à partir des années 1850 avec l’emploi – sur les grandes exploitations - des machines agricoles (charrues en acier, semoirs, faucheuses à traction animale, batteuses mues par la vapeur), des engrais chimiques et des amendements, de nouvelles variétés et races sélectionnées pour leur productivité.

A partir des années 1880-1890, le niveau de vie des Français continuant à augmenter, une nouvelle rupture s’opère. Après avoir crû fortement, la quantité totale d’aliments consommés chaque jour finit par se stabiliser (les estomacs sont parvenus à saturation). Et la composition de la ration alimentaire commence à se modifier. A la croissance quantitative du XIX° siècle (on mange davantage) succède l’amélioration qualitative (on mange plus varié et davantage de produits animaux). En devenant moins pauvres, les Français réduisent leur consommation de pain, de bouillies de céréales, de pommes de terre, de légumes secs - au profit de denrées jugées plus prestigieuses telles que la viande, les produits laitiers, le sucre ou encore les matières grasses (beurre et huile).

Du début à la fin du XX° siècle et jusqu’à aujourd’hui, nos concitoyens ont mangé de moins en moins de céréales sous leur forme traditionnelle de bouillies, de galettes et de pain (dont la consommation actuelle est d’une demi-baguette par personne et par jour). En revanche, la production céréalière n’a cessé d’augmenter. A partir des années 1950, toute l’agriculture de notre pays s’est modernisée, et à marche forcée. Les rendements ont explosé et les céréales – qui couvrent aujourd’hui un sixième des 550 000 km² que compte la France métropolitaine - sont parties à la conquête des marchés internationaux et ont trouvé de nouveaux usages. La France est devenue le premier producteur européen de céréales et le second exportateur mo

[1] The Origin of Cultivation and Proto-Weeds, Long Before Neolithic Farming. Ainit Snir, Dani Nadel, Iris Groman-Yaroslavski, Yoel Melamed, Marcelo Sternberg, Ofer Bar-Yosef, Ehud Weiss. PLOS, July 22, 2015.

 

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